Eschyle : Prométhée enchaîné


Eschyle est, des trois grands seigneurs de la tragédie grecque, le plus ancien ; il combattit dans la plaine de Marathon et, dix ans plus tard, sur les nefs de Salamine, alors qu’il était âgé d’environ trente-cinq et quarante-cinq ans.
Il naît à Eleusis, cité des époptes de Déméter et rattachée à Athènes depuis 610, pendant qu’en cette dernière règne le tyran Hippias. Mais c’est avec la Sicile que le poète avait tissé les liens les plus infrangibles, celle de la tyrannie puis, en 465, celle dont les villes libérées goûtaient à la prospérité. Ce fut dans l’une d’entre elles, Géla, qu’il écrivit ses Prométhée, dont une pièce devait nous rappeler le passé tyrannique avec un Zeus tout puissant arbitre.

L’œuvre qui nous est parvenue constitue plusieurs tragédies, desquelles on pourrait bouillonner les grands traits qui les caractérisent : la décision centrale du protagoniste et l’aporie dans laquelle elles s’engouffrent. Elles sont Les Perses, Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes, L’Orestie et Prométhée enchaîné.
En 456, il meurt à Géla.


I. Hommes, dieux et fatalité


« L’attrait de ces textes est d’autant plus grand, semble-t-il, qu’ils peuvent toujours être interprétés à la fois comme particulièrement archaïques et particulièrement modernes : particulièrement archaïques, si on laisse aux Dieux leur réalité première et leur influence souveraine, particulièrement modernes, si leur action n’apparaît que dans son reflet et ses conséquences psychologiques. » (Romilly, La crainte et l’angoisse du théâtre d’Eschyle, p. 105)

Ainsi il y aurait deux lectures des textes de l’auteur. Mais c’est sans compter sur le visage même de l’antique Grèce, qui ne pardonne pas d’emblée la lecture anachronique d’un Humanisme affadi. Pire peut-être, nous poursuivons nos critiques en faisant passer de si grandes tragédies au petit crible de nos concepts — objectif/subjectif par exemple, — alors qu’il aurait probablement mieux sis d’en rester aux dieux et aux héros, ou mortels.

En outre, l’aspect que nous accordons à l’homme depuis notre chère modernité n’a que trop peu de chance d’équivaloir celui des antiques, qui le voyaient d’abord comme « sous-jet », mais agissant selon une liberté quand même, ce que — surtout — les philosophes modernes ne peuvent plus concevoir : un choix délibéré suppose un sujet, qui doit — ou est supposé — savoir. Le drame d’Eschyle là commence vraiment l’épopée d’un « intellect patient ».


II. Prométhée contre l’Olympe


Eschyle nous retrace une aventure de la titanomachie, guerre des fils contre, entre autres, leurs pères, en l’occurrence de Zeus contre Cronos. Parmi les titans l’on compte Prométhée, dont les mythes sont nombreux mais l’on reprend ici le plus courant : après avoir volé, dans une férule, un peu de céleste feu, il le donne aux mortels. Pour l’en punir, Zeus l’enchaînera à un rocher du Caucase ; là commence la pièce, Prométhée est escorté par la Force, le Pouvoir et Héphaïstos (Vulcain). Manière sublime de nous séduire, c’est le silence du supplicié qui exprime sa grandeur, son laconisme peut-être même, que l’on comparera à son savoir (III).

Jordaens, Prométhée, 1640

Ces personnages se rattachent au tyran en deux camps : les laquais abrupts (Kratos et Bia ; le Pouvoir et la Force), Héphaistos et Hermès, obéissants avec plus ou moins de bonne volonté. Il se dessine ainsi un réseau maillé de chaînes tenues par l’arbitraire de Zeus, qui différent de celui d’Homère est sans pitié.

Le Prométhée médiateur puni pour son acte insolent (v. 82), contre la volonté des dieux nouveaux et pour les hommes, devient bientôt le Titan de la connaissance des choses futures ; c’est-à-dire que Zeus, ayant ouï-dire du secret de sa déchéance, fût-elle lointaine, connue par le Titan, sera acculé à ce dilemme ainsi que la force le serait au savoir. Révolté contre les dieux, tout-puissant d’esprit, il incarne l’opposition de deux générations de dieux tous deux inflexibles.

A l’arrière-scène de la grandeur des dieux se parsème encore l’histoire des faibles mortels, desquels la condition est exposée aux vers 441-453, eux suivis par les bienfaits de Prométhée pour lesquels il fut condamné — le lever et le coucher des astres, les nombres, les lettres, les remèdes, les augures.


III. Prométhée et Io


Io, jadis séduite par Zeus transformé en nuage obscur — car elle fuyait — mais jalousée par Héra, l’épouse de ce dernier, fut changée en vache afin que celle-ci ne se doute point de l’aventure. S’en étant pourtant doutée elle ordonna à Argos aux cent yeux de surveiller la bête, mais Zeus la prenant en pitié le fit tuer, provoquant à nouveau la colère d’Héra qui envoya à la génisse un taon. Errant sur terre, Io, parvenue en Egypte, apaisera les dieux et avec sa forme retrouvée deviendra Isis.
Prométhée, que la vache rencontre poursuivie par le taon, lui aura dévoilé son avenir, que sa descendance, à la treizième génération, verra naître la délivrance : Hercule. Les vers 562 à 885 nous éclairent sur cet entretien. Mais examinons de plus près ce que les deux êtres sont l’un à l’autre.
Nous avons donc l’esprit, la connaissance mais l’entrave contre l’ignorance (Io en vache) et le mouvement perpétuel du corps (elle est poursuivie par un taon). En effet Prométhée sait l’avenir, et Zeus se trouve acculé à cette force puisqu’elle a prédit qu’un lointain enfant délivrera le titan et détrônera le roi des dieux.

Ces deux personnages accentuent la tyrannie divine d’un Zeus capricieux, sourd à la pitié bien que réduit à l’esclavage de ce que sait Prométhée, la Fatalité à laquelle tous sont soumis. L’œuvre est, dans un contexte lié à la vie de son auteur, à lire ensuite seulement par rapport aux tyrannies de Sicile.

Moreau, Prométhée, 1868


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